Voies et moyens

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Nous avons exposé dans ses grandes lignes quel est le but que nous voulons atteindre, l'idéal pour lequel nous luttons.

Mais il ne suffit pas de désirer une chose : si on veut l'obtenir pour de bon, il faut employer les moyens adaptés à sa réalisation. Et ces moyens ne sont pas arbitraires : ils dérivent nécessairement des fins que l'on se propose et des circonstances dans lesquelles on lutte. En se trompant sur le choix des moyens, on n'atteint pas le but envisagé, mais on s'en éloigne, vers des réalités souvent opposées, et qui sont la conséquence naturelle et nécessaire des méthodes que l'on emploie. Qui se met en chemin et se trompe de route ne va pas où il veut, mais où le mène le chemin qu'il a pris.

Il faut donc dire quels sont les moyens qui selon nous conduisent à notre idéal et que nous entendons employer.

Notre idéal n'est pas de ceux dont la réalisation dépend de l'individu considéré isolément. Il s'agit de changer la manière de vivre en société, d'établir entre les hommes des rapports d'amour et de solidarité, de réaliser la plénitude du développement matériel, moral et intellectuel, non pour un individu seul, non pour les membres d'une classe donnée ou d'un parti donné, mais pour tous les êtres humains. Cette transformation n'est pas une mesure que l'on puisse imposer par la force ; elle doit surgir de la conscience éclairée et de chacun, pour entrer dans les faits par le libre consentement de tous.

Notre première tâche doit donc être de persuader les gens.

Il faut que nous attirions l'attention des hommes sur les maux dont ils souffrent, et sur la possibilité de les détruire. Il faut que nous suscitions en chacun la sympathie pour les souffrances d'autrui, et le vif désir du bien de tous.

À qui a faim et froid, nous montrerons qu'il serait possible et facile d'assurer à tous la satisfaction des besoins matériels. À qui est opprimé et méprisé, nous dirons comment on peut vivre heureusement dans une société de libres et d'égaux. À qui est tourmenté par la haine et la rancune, nous indiquerons le chemin pour rejoindre par l'amour de ses semblables la paix et la joie du cœur.

Et quand nous aurons réussi à répandre dans l'âme des hommes le sentiment de la révolte contre les maux injustes et inévitables dont on souffre dans la société actuelle, et à faire comprendre quelles en sont les causes et comment il dépend de la volonté humaine de les éliminer ; quand nous aurons inspiré le désir vif et passionné de transformer la société pour le bien de tous, alors les convaincus, par leur élan propre et par la persuasion de ceux qui les ont précédés dans la conviction, s'uniront et voudront et pourront mettre en œuvre l'idéal commun.

Il serait — nous l'avons déjà dit — absurde et en contradiction avec notre but de vouloir imposer la liberté, l'amour entre les hommes, le développement intégral de toutes les facultés humaines, par la force. Il faut donc compter sur la libre volonté des autres, et la seule chose que nous puissions faire est de provoquer la formation et la manifestation de cette volonté. Mais il serait également absurde et en contradiction avec notre but d'admettre que ceux qui ne pensent pas comme nous nous empêchent de réaliser notre volonté, du moment que nous ne les privons pas du droit à une liberté égale à la nôtre.

Liberté, donc, pour tous de propager et d'expérimenter leurs propres idées, sans autres limites que celles qui résultent naturellement de l'égale liberté de tous.

Mais à cela s'opposent par la force brutale les bénéficiaires des privilèges actuels, qui dominent et règlent toute la vie sociale présente.

Ils ont en main tous les moyens de production : ils suppriment ainsi non seulement la possibilité d'expérimenter de nouvelles formes de vie sociale, le droit des travailleurs à vivre librement de leur travail, mais aussi le droit même à l'existence. Ils obligent les non-propriétaires à se laisser exploiter et opprimer, s'ils ne veulent pas mourir de faim.

Ils ont les polices, les magistratures, les armées, créées exprès pour défendre leurs privilèges et ils poursuivent, incarcèrent, massacrent ceux qui veulent abolir ces privilèges et qui réclament des moyens pour vivre et la liberté pour tous. Jaloux de leurs intérêts présents, corrompus par l'esprit de domination, craintifs pour leur avenir, les privilégiés sont, en général, incapables de tout élan de générosité. Ils sont incapables également d'une conception plus large de leurs intérêts. Ce serait donc de la folie d'espérer qu'ils renoncent volontairement à leur propriété et à leur pouvoir et qu'ils acceptent d'être les égaux de ceux qu'ils oppriment.

Même en laissant de côté l'expérience historique (qui nous démontre que jamais une classe privilégiée ne s'est dépouillée, en tout ou en partie, de ses privilèges et que jamais un gouvernement n'a abandonné le pouvoir sans y être obligé par la force ou par la menace de la force), les faits contemporains suffisent à convaincre quiconque que les gouvernants et les bourgeois entendent user de la force matérielle pour leur défense, non seulement contre l'expropriation totale, mais contre les moindres revendications populaires, et qu'ils sont toujours prêts à recourir aux persécutions les plus atroces, aux massacres les plus sanglants.

Au peuple qui veut s'émanciper, il ne reste qu'une issue : opposer la force à la force.

Il en résulte que nous devons travailler pour réveiller chez les opprimés le vif désir d'une transformation radicale de la société, et les persuader qu'en s'unissant, ils ont les moyens de vaincre. Nous devons propager notre idéal et préparer les forces morales et matérielles nécessaires pour vaincre les ennemis et organiser la nouvelle société. Lorsque nous aurons la force suffisante, nous devrons, profitant des circonstances favorables qui se produiront, ou les provoquant nous-mêmes, faire la révolution sociale : abattre par la force le gouvernement, exproprier par la force les propriétaires, mettre en commun les moyens de subsistance et de production, et empêcher que de nouveaux gouvernants ne viennent imposer leur volonté et s'opposer à la réorganisation sociale faite directement par les intéressés.

Tout cela est cependant moins simple qu'il ne le semble à première vue. Nous avons à faire aux hommes tels qu'ils sont dans la société actuelle, dans des conditions morales et matérielles très défavorables ; et nous nous tromperions en pensant que la propagande suffit à les élever au niveau de développement intellectuel et moral nécessaire à la réalisation de notre idéal.

Entre l'homme et le milieu social, il y a une action réciproque. Les hommes font la société telle qu'elle est, et la société fait les hommes tels qu'ils sont. Il en résulte une sorte de cercle vicieux : pour transformer la société, il faut transformer les hommes, et pour transformer les hommes, il faut transformer la société.

La misère abrutit l'homme et pour détruire la misère, il faut que les hommes aient la conscience et la volonté. L'esclavage apprend aux hommes à être serviles, et pour se libérer de l'esclavage, il faut des hommes aspirant à la liberté. L'ignorance fait que les hommes ne connaissent pas les causes de leurs maux et ne savent pas y remédier ; et pour détruire l'ignorance, il faudrait que les hommes aient le temps et les moyens de s'instruire.

Le gouvernement habitue les gens à subir la loi et à croire qu'elle est nécessaire à la société ; et pour abolir le gouvernement, il faut que les hommes soient persuadés de son inutilité et de sa nocivité.

Comment sortir de cette impasse ?

Heureusement, la société actuelle n'a pas été formée par la claire volonté d'une classe dominante qui aurait su réduire tous les dominés à l'état d'instruments passifs et inconscients de leurs intérêts. La société actuelle est la résultante de mille luttes intestines, de mille facteurs naturels et humains agissant au hasard, sans direction consciente ; et, par conséquent, il n'y a point de division nette, absolue ni entre individus ni entre classes.

Les variétés des conditions matérielles sont infinies ; infinis les degrés de développement moral et intellectuel. Il est même très rare que le poste de chacun dans la société corresponde à ses facultés et à ses aspirations. Souvent certains individus tombent dans des conditions inférieures à celles qui étaient les leurs ; et d'autres, par des circonstances particulièrement favorables, réussissent à s'élever au-dessus du niveau où ils sont nés. Une partie notable du prolétariat est déjà arrivée à sortir de l'état de misère absolue, abrutissante, ou n'a jamais pu y être réduite. Aucun travailleur, ou presque, ne se trouve dans un état d'inconscience complète, d'acquiescement total des conditions que lui font les patrons. Et les institutions elles-mêmes, qui sont les produits de l'histoire, contiennent des contradictions organiques qui sont comme des germes de mort, dont le développement amène la dissolution de l'institution elle-même et la nécessité de la transformation.

Par là, la possibilité du progrès existe. Mais non pas la possibilité de porter, au moyen de la seule propagande, tous les hommes au niveau nécessaire pour qu'ils puissent et qu'ils veuillent réaliser l'anarchie, sans une transformation graduelle préalable du milieu.

Le progrès doit cheminer à la fois et parallèlement chez les individus et dans le milieu social. Nous devons profiter de tous les moyens, de toutes les possibilités, de toutes les occasions que nous laisse le milieu actuel pour agir sur les hommes et développer leur conscience et leurs aspirations. Nous devons utiliser tous les progrès réalisés dans la conscience des hommes pour les amener à réclamer et à imposer les plus grandes transformations sociales actuellement possibles et qui serviront le mieux à ouvrir la voie des progrès ultérieurs.

Nous ne devons pas attendre de pouvoir réaliser l'anarchie ; et en attendant, nous limiter à la propagande pure et simple. Si nous faisons ainsi, nous aurons bientôt épuisé notre champ d'action. Nous aurons convaincu, sans doute, tous ceux qui dans le milieu actuel sont susceptibles de comprendre et d'accepter nos idées, mais notre propagande ultérieure resterait stérile. Et, même si les transformations du milieu élevaient de nouvelles couches populaires à la possibilité de concevoir des idées neuves, cela aurait lieu sans notre œuvre et donc au préjudice de nos idées.

Nous devons chercher à ce que le peuple, dans sa totalité et dans ses différentes fractions, réclame, impose et réalise lui-même toutes les améliorations, toutes les libertés qu'il désire, à mesure qu'il en conçoit le besoin, et qu'il acquiert la force de les imposer. Ainsi, en propageant toujours l'intégralité de notre programme et en luttant sans cesse pour sa réalisation complète, nous devons inciter le peuple à prétendre et à imposer toujours davantage, jusqu'à ce qu'il parvienne à son émancipation complète.

Errico Malatesta (Programme de l'Union anarchiste italienne, 1920)

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